Enseigner, c’est libérer.

 

Les évènements qui se sont produits à Conflans-Sainte-Honorine depuis le 5 octobre et le lâche assassinat de Samuel Paty, être humain et professeur d’Histoire-géographie,le 16 octobre peu avant 17 heures entre le collège du Bois d’Aulne dans lequel il exerçait et son domicile, révèlent la dérive d’une société qui n’a plus de considération ni pour l’École, ni pour celles et ceux qui s’y acquittent d’une mission de service public. Laisser insulter, menacer et maintenant assassiner un·e enseignant·e parce que et pour ce qu’il·elle enseigne traduisent le lent glissement de notre École vers l’inacceptable. La dévalorisation du métier, l’inertie des services de l’État et l’absence de réponse adéquate aux défis du 21e siècle ont malheureusement eu ce drame pour conséquence.

Quelques réflexions pour que nous ne revivions plus cela.

Pourquoi en est-on arrivé là ?

Quand Nicolas Sarkozy, président de la République, déclare : « Dans la transmission des valeurs et dans l’apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur, même s’il est important qu’il s’en approche, parce qu’il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme d’un engagement porté par l’espérance. » (Discours au Palais du Latran, 20 décembre 2007), il porte, et ses prédécesseurs et successeurs après lui, une part énorme de responsabilité dans ce qui vient de se passer.

Le métier d’enseignant·e n’a cessé d’être dévalorisé, financièrement (faut-il rappeler que si le salaire d’un·e enseignant·e débutant·e était resté proportionnel au SMIC, il serait supérieur de 30% à son salaire actuel ?) mais aussi dans la place qu’il occupe dans la société.

La perte de sens du métier à laquelle ont travaillé les ministres de l’Éducation, en particulier depuis 2002, contribuent à affaiblir une profession qu’on prend facilement comme bouc émissaire des maux de l‘ensemble de la société.

La formation initiale des enseignant·es s’est réduite à peau de chagrin, les temps de réflexion sur le métier ont disparu. Quant à la formation continue, imposée, on (dé)forme à coup de vérités pseudoscientifiques et, au lieu de permettre aux enseignant·es d’ouvrir des portes diverses et variées à leurs élèves, on les ferme toutes sauf celle qui a l’heur de plaire à son ministre et ses conseillers adeptes des neurosciences.

On a brouillé le message de l’Éducation dans un salmigondis anti-pédagogique qui ressasse de vieilles lunes et le temps d’une École qui ne permettait qu’à une infime minorité de garçons et une plus faible proportion encore de filles d’accéder à l’enseignement secondaire et aux études supérieures. L’école a raté le virage de sa démocratisation et est restée l’un des moteurs de la reproduction sociale. Tout ce qui a pu être proposé pour y remédier est rejeté par celles et ceux-là mêmes qui poussent des cris d’orfraie aujourd’hui, aux limites (allègrement franchies) du sexisme, du racisme et de l’islamophobie.

Les services médicosociaux sont insuffisamment développés et se retrouvent débordés. Ils ne peuvent accompagner les laissé·es pour compte, les réfugié·es, tou·tes celles et ceux que notre système meurtrit, fragilise, n’écoute même plus, cherche à rendre invisibles. Il en résulte de la colère, de la rancœur légitimes mais qui nourrissent les extrémismes et ouvrent en grand la voie à leur expression violente.

Faut-il remettre en cause l’abolition de la peine de mort comme le réclament certain·es ?

Faut-il le rappeler à celles et ceux qui ont la mémoire courte, au nom de la religion, seize siècles (et plus) après l’invention du christianisme, on envoyait encore au bucher celles et ceux qui pensaient différemment, on massacrait allègrement les « hérétiques », « sorcières » et peuples colonisés. Il n’est donc pas question pour nous de stigmatiser une religion en particulier, de tomber dans le piège du racisme et de la violence revancharde de tou·tes celles et ceux qui, extrême-droite en tête, prônent le retour de la peine de mort.

D’ailleurs, peut-on croire une seconde que la menace de la peine de mort freinerait ces kamikazes, ces personnes dont la folie meurtrière et la sauvagerie des moyens employés prouvent qu’il·elles savent que l’issue est, de façon quasi certaine, leur propre mort ? Quelle dissuasion la peine de mort représente-t-elle pour celles et ceux qui sont se sont préparé·es au sacrifice de leur vie ?

Faut-il se retenir d’enseigner certaines notions, d’éduquer à certaines valeurs ?

C’est ce que réclament certain·es, qui reprochent plus ou moins directement à Samuel Paty d’avoir fait le choix de montrer à ses élèves une caricature de Mahomet. Il·elles illustrent parfois leur critique par une citation hors contexte du promoteur de l’école publique, laïque et obligatoire – et colonialiste notoire : « Vous êtes l’auxiliaire et, à certains égards, le suppléant du père de famille : parlez donc à son enfant comme vous voudriez que l’on parlât au vôtre ; avec force et autorité, toutes les fois qu’il s’agit d’une vérité incontestée, d’un précepte de la morale commune ; avec la plus grande réserve, dès que vous risquez d’effleurer un sentiment religieux dont vous n’êtes pas juge. (…) Au moment de proposer aux élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s’il se trouve à votre connaissance un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire » (Jules Ferry, Lettre aux instituteurs, 27 novembre 1883).

Jules Ferry était très loin de remplir le rôle de défenseur de la paix qu’à la lumière de cette citation amplement reprise dans les formations d’enseignant·es, on lui attribue. Rappelons que l’école de la République est née d’une double volonté :

– instaurer les conditions de la revanche sur l’Allemagne qui avait en 1871 annexé l’Alsace et la Lorraine, cette tâche noire sur toutes les cartes de France affichées dans les écoles jusqu’à leur retour dans le giron de la France après la grande boucherie de 1914-18.

– donner au peuple ce qu’il faut d’instruction pour que fonctionne le système capitaliste : le « lire, écrire, compter » et les valeurs de soumission.

Si les enseignant·es commencent à se questionner sur ce qu’il·elles ne peuvent pas dire à leurs élèves, craignent heurter la sensibilité des parents d’Untel ou d’Unetelle, et finissent par s’autocensurer, alors il·elles n’aborderont plus des sujets pourtant essentiels et prévus au programme de l’école primaire et du collège : l’égalité filles – garçons, l’évolution, etc.

Oui, mais, direz-vous, les valeurs de la République ?

La IIIe République, qui a fondé l’école Jules Ferry, comme la Ve, sont des républiques bourgeoises. Elles définissent et appliquent ces valeurs selon ce qui arrange les pouvoirs en place. Ces valeurs n’ont pas empêché l’esprit revanchard et belliqueux qui ont amené la première Guerre Mondiale, les atrocités commises dans les pays colonisés, le refus opposé à certains d’entre eux de leur légitime indépendance jusqu’à la guerre et l’usage, toléré pour ne pas dire encouragé, de la torture dans les rangs de l’armée « de la République », la répression des mouvements sociaux, la mutilation et l’assassinat de manifestants pacifiques jusqu’à ces derniers mois par la police « de la République »…

Dans la bouche de nos dirigeant·es politiques et économiques, « liberté, égalité, fraternité » sont à géométrie variable.

Bien entendu, l’École doit défendre ces valeurs, mais nous devons expliquer en quoi, pour ne pas rester de vains mots qu’on laisse à d’autres le soin de s’approprier, elles doivent nous animer. Ce n’est pas parce qu’elles ornent les frontons des écoles, des établissements scolaires, qu’elles sont un gage de leur mise en œuvre concrète, y compris dans les plus hautes sphères du pouvoir.

Alors, quelle(s) leçon(s) en tirer ?

Nous ne cèderons ni à la haine, ni à la barbarie. Ce n’est pas d’un État toujours plus policé dont nous avons besoin. Il a d’ailleurs été incapable de protéger notre collègue qui avait dénoncé depuis plusieurs jours les menaces dont il était victime – les mots avant la mort. Tous les indicateurs auraient dû tirer la sonnette d’alarme, ce que confirment les propos embrouillés du ministre de l’Éducation nationale sur France 2 le 17 octobre qui martèle que le Samuel Paty a été « accompagné ». Pour ne pas avouer qu’il n’a pas été protégé comme il aurait dû l’être? Jean-Michel Blanquer réitère le 18 octobre sur France Inter : « Il y a eu un soutien complet »de la part des équipes « Valeurs de la République ». Pour l’effet que l’on sait. Abject.

C’est d’humanité dont nous avons un impérieux besoin pour défendre la liberté, la liberté de penser, celle de croire ou ne pas croire, la liberté d’expression, la liberté d’enseigner.

Cette humanité, dans un monde individualiste, capitaliste, fait cruellement, mortellement défaut.

C’est cette humanité que nous devons enseigner, non en livrant l’École aux appétits des entreprises privées et des classements nationaux ou internationaux, mais en la reconstruisant autour d’un grand service public d’Éducation, de la coopération, de la solidarité, de la laïcité.

Et quelle(s) réponse(s) ?

Samuel Patya reçu le 9 octobre, d’après une note du Renseignement Territorial des Yvelines dévoilée par l’hebdomadaire Le Point* et confirmée par Libération**, la visite d’un inspecteur chargé «d’accompagner la principale lors d’un entretien avec le professeur pour notamment lui rappeler les règles de laïcité et de neutralité». Dans un communiqué rendu public le 18 octobre, l’académie de Versaillesexplique que les procédures ont été respectées, avoir œuvré pour « apaiser » les familles, notamment celle qui semblait la plus revendicative. Avec le succès que l’on sait…

Le Ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports a annoncé dès le 17 octobre, via son compte Twitter, la création… d’un numéro vert. Il fallait oser. On attend avec impatience la création d’un groupe de travail…

Les politiques appellent à l’unité mais laquelle ? Celle du bal des faux-culs ? Celle qui prône, à peine voilées ou carrément explicites, des réponses racistes, islamophobes, à la fois ignobles, indignes de la part d’êtres humains et qui ne feraient de toutes façons qu’exacerber les haines ?

La société doit redonner à l’École la place qui lui revient, sortir du dénigrement de la part des politiques et des médias, de l’hypocrisie des discours et des déclarations, du discrédit dans lequel quotidiennement, on jette l’école en pâture, pour traduire dans le réel une amélioration des conditions du métier d’élève, du métier d’enseignant·e.

Il faut remettre en place une formation initiale et continue de qualité, rendre la parole à celles et ceux qui, au quotidien, travaillent avec les élèves à une meilleure prise en compte de leurs besoins.

Il faut sortir des injonctions et des prescriptions pour permettre à l’intelligence collective des enseignant·es de s’exprimer et de trouver des solutions adaptées.

Il faut donner aux équipes, dans les écoles, les collèges, les lycées, le temps nécessaire pour construire l’École de demain, construire des programmes concertés, cohérents et stables, sans que chaque ministre y soit autorisé à laisser sa signature.

Il faut que chaque enseignant·e se sente soutenu·e et protégé·e par sa hiérarchie, depuis l’école ou l’établissement jusqu’à son·sa ministre de tutelle et le·la Président·e de la République en passant par les élu·es locaux·les et nationaux·ales.

Il faut une condamnation immédiate et sans réserve des insultes, diffamations, menaces, qu’elles soient le fait de certain·es élèves ou de leurs parents, de politiques, du ou de la citoyen·ne lambda, à l’école, sur radiotrottoir, dans les médias ou sur les réseaux sociaux.

Il faut que les moyens matériels et humains soient à la hauteur de l’espoir que le pays place dans l’École publique et la Culture pour donner aux élèves les clefs de compréhension du monde, développer leur esprit critique, former les citoyen·nes de demain, des femmes et des hommes autonomes, libres et éclairé·es, capables de penser, de s’émanciper.

Il faut créer, enfin, les conditions d’une réelle égalité des chances, ce qui passe par une conception nouvelle de la répartition des richesses de notre pays, une politique solidaire du logement, de la santé, de l’aménagement des territoires et le développement de services sociaux indispensables pour venir en aide à celles et ceux qui se sentent abandonné·es.

Sans tout cela, l’École de la confiance restera une vaine ambition et une réelle tromperie.

Une conclusion ?

Enseigner, c’est libérer.