Le choc des savoirs, le poids des bobards

1964 : « Les  Héritiers » de Bourdieu et Passeron paraît.

2000 : Premières évaluations PISA : la France est dans les 15 premiers pays de l’OCDE mais on constate une forte influence des origines sociales sur les résultats des élèves.

5 décembre 2023 : Les résultats PISA 2022 sont publiés. La France est dans la moyenne des pays de l’OCDE mais a fortement reculé au classement et les élèves français obtiennent de moins bons résultats qu’il y a 20 ans. Comme à chaque livraison de l’oracle de l’OCDE, émotions dans les médias.  La forte influence des origines sociales, elle, n’a en rien été corrigée.

5 décembre 2023 : Le ministre Gabriel Attal a eu une bonne nuit de sommeil. Il est fin prêt, il a LA solution. Et comme il a un respect et une admiration sans bornes pour les professeurs, c’est à eux qu’il adresse en premier les résultats de ses cogitations, non sans oublier de le souligner discrètement dans le courrier qu’il leur adresse à 10h24. Ne confondons pas : Gabriel, ce n’est pas Jean-Michel ! Et comme il est modeste, il rend hommage aux professeurs innombrables qui ont répondu à l’étonnante consultation « Exigence des savoirs ». Mais si, souvenez-vous, celle qui est tombée dans nos boîtes professionnelles un soir de vacances, celle qu’il était possible de remplir plusieurs fois. Avec son contenu bien orienté, élaboré par l’éphémère Mission exigence des savoirs qui n’aura vécu que deux mois, elle a produit des « travaux d’une grande richesse ». Preuve est faite, n’en déplaise aux « ventilateurs à angoisse », qu’on peut travailler à l’Éducation nationale et « en même temps » être d’une « grande richesse ».

Alors ? Que nous a-t-il concocté pour préparer le soixantième anniversaire des « Héritiers » ? Pour les étourdis qui n’auraient pas encore pris connaissance de cette lettre électronique sobrement intitulée : « Choc des savoirs : élever le niveau de notre Ecole », voilà la liste des remèdes prescrits par les Diafoirus du ministère :

1- L'équipe pédagogique a le dernier mot s'agissant du redoublement de l'élève.

2- Suppression du « correctif académique » dès la session 2024 du brevet et du baccalauréat.

3- À l'école primaire : de nouveaux programmes s'appliqueront à commencer, dès septembre 2024, par les classes de la maternelle au CE2.

4- À l'école primaire : Simplification, avec des programmes moins volumineux  Clarification, avec des objectifs annuels. 

5- À l'école primaire : Pas d’autre choix que la pédagogie explicite.

6- À l'école primaire : Labellisation des manuels scolaires par l’EN.

7- Achat par l'État directement, de manuels scolaires en lecture et mathématiques des élèves de CP et de CE1 pour la rentrée 2024. 

8- Les professeurs pourront désormais recommander, voire prescrire, des stages de réussite durant les vacances scolaires conditionnant le  passage des élèves dans la classe supérieure.

9- Rémunération des stages de réussite dans le cadre du pacte enseignant : 156 € pour 3 h.

10- Au collège, dès la rentrée 2024 : les élèves de 6ème et de 5ème seront répartis en 3 groupes flexibles de niveaux en français et en mathématiques. Le groupe des élèves les plus en difficulté est « limité » à une quinzaine d'élèves. Idem en 4ème et de 3ème à compter de la rentrée de septembre 2025. (Ceci serait permis par des « créations de postes »… ou des classes plus chargées ?)

11- Pour les collégiens connaissant les plus grandes difficultés s'agissant du français et des mathématiques, aménagement de la scolarité : le volume horaire pourra être sensiblement augmenté, avec une réduction temporaire des cours dans d'autres disciplines.

12- À partir de 2025 pour le brevet :
 -
la note du contrôle continu sera calculée à partir de la moyenne des notes disciplinaires ; 
 -
les épreuves terminales représenteront 60 % de la note finale ; 
 -
le diplôme du brevet conditionnera l'accès direct au lycée.

Les élèves qui n'obtiendront pas leur brevet ne feront pas leur entrée en 2nde l'année suivante, mais rejoindront une classe « prépa-lycée » pour consolider leur niveau et rattraper leur retard.

13- Au lycée, dès la rentrée 2024 : tous les élèves entrant au lycée seront désormais accompagnés, à la maison, d'un outil d'IA de remédiation ou d'approfondissement en français et en mathématiques.

14- Lycée professionnel, dès la rentrée 2024 : renforcement sensible du volume horaire des enseignements généraux en terminale. Les cours de mathématiques et de français en 2nde et en 1ère se dérouleront désormais en petits groupes.

15- Les mathématiques :

Dès la rentrée 2024, adoption progressive de la méthode de Singapour pour les mathématiques au primaire.
 La mise en place de « labo
s de maths » est l’occasion d’une petite promo pour le mal nommé CNR-NEFLE. Rappel du principe pour ceux qui ne suivent pas : « Ton école n’a pas de sous ? Fais un projet - sur ton temps libre pour prouver que tu le vaux bien - et Gabriel t’envoie des nèfles, républicaines cela va de soi, pour le financer ! »
 
Dès la session 2025-2026, une nouvelle épreuve anticipée du baccalauréat en fin de 1ère générale et technologique sera dédiée aux mathématiques et à la culture scientifique, pour tous les élèves.

Mais où vont-ils chercher tout ça ? Dans les recherches scientifiques, dans les pays les mieux placés au classement PISA, dans les consultations des enseignants, auprès des experts et des syndicats. En tout cas c’est ce qui est dit dans la lettre du 5 décembre…

Avec quels objectifs ? Élever le niveau de notre école, c’est le titre. Et remettre de l'exigence à tous les étages. Avec la science et le bon sens comme boussole. C’est écrit dessus. Pourquoi en douter ?

Et la reproduction sociale dans tout ça ? D’après PISA 2022, en maths les élèves les plus favorisés obtiennent 113 points de plus que les plus défavorisés. Qu’attendre dans ce domaine des futurs groupes de niveaux au collège qui permettront, dixit la lettre du 5 décembre, «  à nos élèves ayant le meilleur niveau et la plus grande appétence, d’y voir l'opportunité de s'envoler, en allant plus loin encore que le programme » ?

Notre avis, c’est plutôt qu’ils sont allés chercher leurs remèdes dans le passé. Comment ne pas penser aux crus Fillon 2004 ou Darcos 2008, avec l’idéologie du redoublement, des programmes simplifiés et recentrés sur les fondamentaux et du « faire mieux avec moins de moyens » ? Faire du neuf avec du vieux, une nouvelle déclinaison de l’ « école du futur ».

Notre avis, c’est aussi que la part belle est faite au Pacte, aux projets NEFLE - récemment rebaptisé NEFE - et au « travailler plus » pendant les vacances, convergeant tous à la mise en concurrence des personnels et des établissements. Oubliée la revalorisation pour tous. Faut mériter, on vous dit.

Notre avis, c’est encore qu’on ne peut pas se payer de mots en écrivant que l’élévation du niveau se fera « avec les professeurs, par les professeurs, grâce aux professeur » ou que « l'autorité de leur expertise pédagogique a pu être progressivement affaiblie »  et qu’on «  a besoin d'une revitalisation pédagogique à la main des enseignants » et en même temps leur annoncer qu’ils ne sont pas capables de lire des programmes trop complexes ou de choisir leurs manuels, de leur imposer la pédagogie explicite, si en vogue et si intéressante soit-elle, sans remettre en cause leur liberté pédagogique. En même temps, il est vrai que l’IA fait des progrès rapides, alors pourquoi miser sur les enseignants ? Et une tablette, ce n’est pas revêche.

Notre avis, c’est enfin qu’après avoir quasiment détruit le Bac et les lycées professionnels, ça ne mange pas de pain de revenir en arrière en distribuant quelques miettes. La formation en apprentissage dans les entreprises a, elle, le vent en poupe et l’argent public ruisselle. Eh oui, le ruissellement ça fonctionne, mais pas pour les personnels de l’Education nationale et leurs élèves.

En conclusion, devant le « choc » produit par ces annonces tant prévisibles, nous sommes d’autant plus fiers de porter nos revendications pour une école émancipatrice pour tous. Nous avons depuis longtemps dénoncé les réformes des gouvernements successifs en expliquant et en démontrant que les projets des dominants ne sont ni en faveur des classes populaires ni orientés pour une élévation du niveau général des citoyens. Il ressort clairement de toute la séquence depuis plus de vingt ans et particulièrement aujourd’hui avec les annonces de Gabriel Attal que les objectifs assignés à l’école sont, pour partie, dictés par les impératifs économiques. D’ailleurs est-ce que ce n’est pas cette adéquation que l’OCDE préconise et mesure avec son baromètre PISA ?  Les emplois disponibles se polarisent : d’un côté de nombreux emplois sans réelles qualifications qui apparaissent et disparaissent rapidement. Pourquoi « gâcher » du temps d’enseignement, les compétences de base suffisent ! De l’autre côté, des emplois qui nécessitent de hautes qualifications, engendrant un besoin de trier les meilleurs et les plus capables. Entre les deux, les emplois qui ont fait les beaux jours des couches moyennes au vingtième siècle disparaissent avec l’essor des technologies. Et les couches moyennes avec eux…
 
À côté de cet aspect économique, il existe aussi une atomisation de la société qui engendre des replis identitaires de toutes sortes et de tous bords, un délitement des collectifs et la relégation de la solidarité des institutions de l’État vers le milieu associatif. Alors à chaque nouveau soubresaut ressenti dans la société, est assignée à l’école la mission de panser les plaies et de prévenir les risques. L’éducation civique et morale, la transmission des valeurs de la République – qui s’affadit sous nos yeux – l’éducation à la citoyenneté, à la laïcité, à la tolérance, au respect, au vivre-ensemble ou toute autre dénomination devient ainsi la star des disciplines scolaires à côté des maths et du français. Et si ça marchait, après tout, la méthode Coué ? Tiens, on devrait l’enseigner dès la maternelle.