De quoi l’enseignement mixte est il le nom ?

De quoi l’enseignement mixte est il le nom ?

Avez-vous déjà vu la Vidéo de la DANE ( Délégation Académique au Numérique Educatif ) sur l’enseignement mixte ( https://www.dailymotion.com/video/x7u47dl )?

 Pour ma part je l’ai découverte dans la deuxième partie du mois de mai. Elle nous avait été envoyée de façon bienveillante par notre hiérarchie. Elle émanait non pas d’une Autorité Administrative ( Ministre, Recteur, DASEN ) ou Pédagogique (Inspecteurs ) mais de la part d’un simple service en charge de l’usage du numérique. Aucune raison donc de m’en méfier, d’autant plus que comme la plupart des collègues j’avais souffert plutôt des carences des outils numériques mis en avant par l’Education Nationale au début du confinement…C’est donc même avec une certaine satisfaction, que j’allais regarder cette vidéo : enfin, l’Education Nationale nous proposait des outils opérationnels qui allaient nous simplifier la vie, il était temps !

Pourtant le premier visionnage de cette vidéo, me laissait dans une certaine perplexité… un étrange sentiment qui se rapprochait de celui que j’avais à l’issu de la lecture d’une circulaire ministérielle : beaucoup de normativité pour un résultat d’une grande vacuité…

Ce n’est qu’à la deuxième lecture que j’ai vraiment pris toute la mesure du véritable objectif de cette vidéo : la dépossession des enseignants de leur savoir-faire et la fin de la liberté pédagogique …

Vous savez cette liberté pédagogique, dernier rempart resté debout sur les ruines des décrets de 1950 que le gouvernement et les organisations syndicales complices (que l’on appelle souvent pudiquement co-gestionnaire ) avaient fait éclater en 2014 sous le prétexte d’une pseudo reconnaissance de nos missions et revalorisation de notre travail. Ces nouveaux décrets de 2014 qui au final ont accru considérablement nos obligations de services pour pas un rond en plus, et qui rendent l’action des véritables syndicalistes de plus en plus complexe face à la dérive autoritaire de l’administration.

La liberté pédagogique donc, qui avait été inscrite in extremis dans ces décrets de 2014 , comme la dernière résurgence du métier d’enseignant, était cette fois menacée non par la loi mais par l’usage  et par l’usage du numérique en particulier !

En effet cette vidéo prend certes le soin  en introduction de poser le contexte sanitaire, comme pour justifier de la mise en œuvre temporaire de l’enseignement mixte, mais très vite la voix se fait plus directive : « Vous allez être conduit à le  mettre en œuvre dans vos établissements » ; on vous explique « Comment assurer la meilleure continuité possible » ; Et surtout on vous prépare à l’utiliser définitivement : « elle fait partie de la stratégie plus globale de l’enseignement hybride qui a vocation à être de plus en plus utilisée » ; « ce que vous allez construire à partir de cette présentation  a vocation à être intégré définitivement dans un enseignement hybride ».

Ensuite la vidéo détaille le dispositif pédagogique et là, point de place à une quelconque liberté pédagogique :

  • « Tous les professeurs d’une discipline et d’un niveau doivent travailler les mêmes compétences au même moment
  • « Les Conseils d’enseignement doivent définir un calendrier pour chaque niveau et des objectifs hebdomadaires.
  • « Les séquences doivent impérativement alterner une Activité découverte ( en autonomie ) et une Activité associée de consolidation en classe
  • «  Toutes les séquences doivent durer une heure « 
  • Pour les activités en autonomie la vidéo : « recommande d’utiliser massivement les séquences du CNED
  • « En classe ou à la maison : il faut faire les mêmes activités… »
  • Et même pour le contenu des séances les directives sont précises « travail en Equipe de deux ou trois élèves maximum, Echanges sur les activités en autonomie et exposés des élèves, classes virtuelles pour les élèves à la maison et Scénarisation pour faire apparaitre les élèves à tour de rôle…etc etc…)

Mais plus encore que la fin de notre liberté pédagogique, cette vidéo m’a fait penser à Frédérick Winslow Taylor (1856-1915), et à son ouvrage le Scientific management. En effet dans ce livre il représente un ensemble de nouvelles normes de travail, fondé sur quelques principes simples, qui découlent d'une volonté de rassembler toutes les connaissances pratiques jusque-là détenues par les ouvriers dans un service dépendant de la direction. Il en sera alors fini de l’ouvrier de métier qui était le dernier obstacle à une division du travail encore plus poussée.

A l’époque en effet l’ingénieur Taylor observe,  que l’organisation du travail laisse en effet une certaine latitude aux ouvriers, et notamment aux plus qualifiés d'entre eux. Taylor dénonce donc la flânerie systématique, qui permet à l’ouvrier, en ralentissant le rythme de la production, de ménager sa force de travail, tout en faisant reculer les risques de chômage puisqu'il est embauché à la tâche .

Si la direction, se dit Taylor, grâce au service des méthodes, connaît exactement les possibilités de chaque ouvrier, elle pourra imposer un autre comportement au travail. Cela suppose d'abord que ce service observe et mesure les temps nécessaires à chaque tâche, elle-même décomposée en opérations. Ce service définit alors une succession idéale de gestes, économisant le temps, et donc supprimant toute flânerie. Les principes de cette organisation scientifique du travail sont donc les suivants :

- parcellisation maximale des tâches à accomplir, caractérisée par une certaine durée chronométrée

- définition d'une véritable gestuelle du travail, concrétisée dans la spécialisation de chaque travailleur

- séparation du travail de conception et du travail d'exécution

- mise en place d'une méthode de travail unique et performante, le "one best way"

L'une des conséquences évidentes de ce processus a été la déqualification rapide des ouvriers les transformant en de simples exécutants.

Le parallèle est saisissant vous ne trouvez pas, cette vidéo ne définit elle pas le one best way de l’enseignement mixte ? Une organisation par discipline avec des objectifs hebdomadaires n’est-elle pas envisagée ? Les séquences ne sont-elles pas formatés dans leur durée et leur contenu ?

Enfin l’enseignant, ne devient-il pas secondaire pour toute une partie des activités ? En effet la vidéo ne nous dit elle pas que pour certaines activités en classe ou en distanciel, il n’est nul besoin d’un « accompagnement disciplinaire » ?

En sommes des enseignants devenant interchangeables, qui sont de simples exécutants sans grande marge de manœuvre, et dont on peut même se passer en grande partie… il faudrait être aveugle pour ne pas voir la fin du métier et les gains de moyens que l’institution peut envisager de faire grâce à cela dans un contexte budgétaire toujours plus contraint.

Il ne s’agit pas là de condamner l’outil numérique en tant que tel , qui a mainte fois prouvé son efficacité, mais de faire attention à l’usage que l’on en fait ou que l’on veut nous imposer.

Depuis des années déjà le développement du numérique dans l’éducation nationale a surtout été un puissant instrument de normalisation ( cahier de texte en ligne, évaluations formatées etc…) et de connexion sans limite ( mails ou messages sur les ENT sans limites et à toute heure…) faisons en sorte qu’il ne soit pas grâce à l’enseignement mixte ou hybride un moyen pour nous faire disparaître tout simplement !

Bernard Conte