Interview de F. Dubet

 

LE MONDE | 10.02.11

François Dubet est sociologue, professeur à l'université de Bordeaux.

Les annonces de Luc Chatel semblent succéder les unes aux autres. Sommes-nous en train de changer de modèle éducatif ?

Si l'on se réfère à l'école de Jules Ferry, on peut penser que l'on change radicalement de modèle d'école. Mais les évolutions en cours ne datent pas des trois dernières années. Autrement dit, elles ne sont pas le fait de Nicolas Sarkozy ni de ses ministres de l'éducation - Xavier Darcos puis Luc Chatel. Elles viennent de bien plus loin.

A quelles évolutions pensez-vous ?

Trois changements me viennent à l'esprit. D'abord, le fait que la légitimité de notre système tienne de moins en moins aux valeurs (culture, laïcité...) et de plus en plus aux résultats. On attend de l'école qu'elle démontre son efficacité. Secundo : pendant longtemps, notre système ne se connaissait guère lui-même. Il est aujourd'hui sans cesse ausculté, mesuré, évalué.

Enfin, je dirais que notre système est de plus en plus mobilisé. Auparavant, on croyait en la vocation de professeur. On sait aujourd'hui que le métier change, qu'il faut bouger. Il y a des équipes, des projets, des objectifs. Faut-il pour autant parler d'une logique d'entreprise ?

Vous parlez d'un temps long. Pouvez-vous préciser ?

Il faut remonter aux années 1980, avec la mise en place de l'éducation prioritaire, la marge de manoeuvre grandissante laissée aux établissements, l'arrivée des parents dans les conseils d'école, l'apparition des évaluations... Rappelez-vous la loi d'orientation sur l'éducation de Lionel Jospin, en 1989, qui plaçait l'élève - pas l'enfant, la nuance est importante ! - au centre du système. Beaucoup s'y sont opposés parce que cette loi donnait la priorité aux apprentissages réels contre les savoirs idéaux, engendrant la querelle entre pédagogues et républicains...

On a pourtant le sentiment qu'un bouleversement est en cours. Est-ce une erreur d'appréciation ?

C'est bien d'un sentiment qu'il s'agit : sentiment de radicalisation du changement lié, en partie, au style de gouvernement Sarkozy. Dans un contexte de mutation progressive de notre système éducatif, la suppression de milliers de postes, les limites posées à la formation ou l'abrogation de la carte scolaire rencontrent un très fort écho. Pour le corps enseignant, pour les parents, il y a rupture.